I
Le hurlement des loups résonne en permanence à travers la vallée.
« Ils s’enhardissent assez pour sortir pendant le jour, à présent », commenta le grand Gallois, Geraint ab Morgan, en soufflant des panaches de vapeur blanche dans la rue froide et sèche, au côté de Cendres. « Petites saloperies poilues.
— Rickard possède trois peaux de loups, maintenant. » Le sourire de Cendres s’effaça. Et il n’a pas tué que des loups, avec sa fronde.
Trois semaines ont passé et les énormes brasiers en plein air du camp wisigoth brûlent en permanence, jour et nuit ; les Bourguignons peuvent regarder du haut des remparts et voir la chaleur ; voir les légionnaires qui prospèrent visiblement. Trois semaines depuis les nouvelles venues d’Anvers : on est le 15 décembre, maintenant, et ces salopards de Wisigoths peuvent se permettre de laisser les loups chercher pitance dans leur camp.
Et je me suis faite commandant en chef de tout ça. Capitaine général ; Pucelle de Bourgogne ; épée de la duchesse.
La duchesse Florian. Que Dieu lui vienne en aide.
« Mais je dois être cinglée, bordel ! » déclara Cendres dans un souffle. Geraint baissa le regard vers elle. Elle poursuivit : « Ils continuent à amener des convois de ravitaillement par la rivière, là dehors ? »
La morsure du vent les faisait tous deux renifler sans cesse. Il faisait assez froid pour que la morve gèle.
« Oh, ouais, patronne. Des traîneaux enturbannés, sur la glace. Les artilleurs du Lion en ont dégommé quelques-uns avec leurs mangonneaux, quand même. »
Des portes barricadées lui faisaient face, sous le décrochement des premiers étages des maisons. Personne ne criait de mise en garde, avant de vider les pots de chambre ; aucun enfant ne jouait dans la boue. Hier et aujourd’hui, il avait été rapporté que plusieurs puits gelaient.
Une partie de Cendres avait elle aussi gelé, depuis qu’elle avait tenu la tête tranchée de Marguerite de Bourgogne. Ils ne viendront pas, personne ne viendra, il n’y a actuellement pas d’homme en Bourgogne qui porte les armes ailleurs qu’ici !
Et je suis censée être à leur tête.
Cette idée transforme même le palais, en dépit du feu qui brûle encore dans les cheminées, en une insupportable succession de réunions, de mises à jour et d’appels. Une heure de congé volée pour effectuer le travail du Lion azur est l’occasion de retrouver une familiarité bienvenue, même si cet incident précis n’a pas grand-chose d’agréable.
« Ta liste de punitions devient beaucoup trop longue », déclara Cendres, sa voix sonnant mat dans l’air glacial.
« Ils s’emparaient de portes pour en faire du feu. Cette bande de connards », commenta Geraint, sans colère. « Je leur ai dit d’en prendre dans les maisons abandonnées, mais ça les ferait chier d’aller jusqu’à la porte nord-est. Ils se sont servis ici. »
Derrière eux, la fronde de Rickard jaillit et le jeune homme jura. « Raté !
— Un rat ? demanda Cendres.
— Un chat. » Rickard enroula la bande de cuir, avec des doigts nus violets de froid. « Y a à manger sur un chat. »
Une machine de siège wisigothe reprit son martèlement régulier, du côté de la porte nord-ouest de Dijon.
« Ça ne leur servira à rien. » Les pluies de rochers harcèlent plutôt qu’elles ne blessent. Elles contraignent les gens à rester chez eux, ce qu’ils feraient de toute façon. Ils sont à court de chandelles et de nourriture, puisque les rations qui restent sont réservées aux soldats.
Le régime général se compose de viande de cheval et d’eau.
Un objet noir jaillit près de l’œil de Cendres. Elle et Geraint sursautèrent au même moment, mus par le même réflexe. La lointaine détonation des canons de siège sert d’avertissement ; le feu grégeois rugit quand il décrit sa parabole dans les airs, mais les tirs de trébuchets s’abattent en silence, sans prévenir, avant que la rue ne vous explose à la figure.
Rickard quitta l’escorte du prévôt en courant et se pencha au-dessus d’un petit objet sur les pavés. Il se redressa, le tenant dans ses mains en coupe.
« Un moineau », annonça-t-il.
Mieux vaut ça qu’un autre de nos foutus espions ou de nos hérauts qu’on nous renvoie en pièces détachées.
Rickard les rejoignit. Cendres toucha le petit corps emplumé, aussi glacé que les pierres du palais de Dijon, et jeta un coup d’œil en l’air. L’oiseau ne portait aucune marque. De toute évidence, il était tombé du ciel, mort de froid.
« Ça suffira pas à faire un repas, même pour toi », dit-elle, et elle ajouta un sourire. Elle fit signe à l’escorte d’avancer. Ses bottes dérapaient à chaque pas sur le pavé verglacé – bien trop dangereux de se déplacer à cheval, ici – et elle essuyait les larmes de ses yeux chaque fois qu’un coin de rue leur faisait de nouveau affronter le vent de face.
Le bombardement sans conviction des Wisigoths continua. Le son portait, par ce temps : elle aurait pu se trouver dans le quartier nord-ouest de la ville, au lieu d’être ici, près du pont sud.
« Ils ne prennent pas les portes d’assaut, déclara Geraint.
— Ils n’en ont pas besoin. » Il leur suffit de nous laisser observer leur camp : toujours au chaud, toujours suffisamment nourris. À moins qu’ils ne nous bourrent le mou, ils prospèrent.
Des glaçons s’accrochaient au bord des toits, laissant pendre de vieux crocs de verre au-dessus de la rue. Il y a ici du givre qui n’a pas fondu depuis quinze jours, à cause du gel. Et la glace rompt les câbles des mangonneaux et des trébuchets.
Ils n’attaquent pas. Mais ils ne se laissent pas aller. Et ils ne se mutinent pas, non plus, il faut croire. Cendres pressa le pas, veillant à laisser son visage vierge de toute expression. Je présume que cela veut dire que la Faris a retrouvé du cran. Donc…
Donc, que va-t-elle faire ? Que feront les autres ? Et moi, qu’est-ce que je peux faire ?
Les murs de pierre irradiaient leur froideur. Les yeux de Cendres scrutaient, automatiquement, tandis qu’elle avançait, prête à envoyer les hommes d’Ab Morgan examiner des corps : après chaque nuit, désormais, on trouvait deux ou trois morts de froid dans les rues. Sur les remparts, les hommes d’armes gelaient à leur poste de garde. On avait retrouvé un homme gelé sur son cheval. La terre ressemblait à du marbre : on ne pouvait y ensevelir les morts.
« Patronne, fit Geraint ab Morgan.
— C’est ici ? » Cendres avançait déjà, entre les murs de torchis et de plâtre démolis qui retenaient encore une porte, peu de temps auparavant. On avait retiré les appuis et le linteau en chêne ancien, en même temps que la porte et une partie d’une poutre de soutènement. La façade de la maison prenait de la gîte.
À l’intérieur, sur le sol, sur des roseaux crasseux, six femmes et cinq enfants étaient assis, pelotonnés les uns sur les autres. Quatre hommes adultes se levèrent, grelottants, et s’approchèrent du trou béant pour faire face à Cendres. Le plus grand, muet, contempla la livrée de la jeune femme avec une grimace qui traduisait plutôt son incompréhension qu’un quelconque signe qu’il l’avait reconnue.
« Les hommes qui ont fait ceci ont été punis », annonça Cendres ; puis elle s’arrêta. La lumière venue de l’entrée lui laissait apercevoir l’âtre, froid depuis longtemps. On n’avait guère plus chaud ici qu’au-dehors, dans la rue. « Je vais vous envoyer du bois pour le feu.
— À manger. » Une des femmes, berçant un enfant, leva la tête. La lumière venue de la porte se refléta sur des yeux immenses dans leurs orbites, des pommettes dures et une peau blanchie par le froid. « Envoie-nous à manger, salope de riche ! »
Une autre femme lui saisit fébrilement le bras. D’une secousse, la première lui fit lâcher prise, jetant à Cendres un regard mauvais par-dessus la tête de son enfant.
« C’est à vous que va toute la nourriture, enfoirés de soldats. J’ai ici mon cousin Ranulf qui est arrivé d’Auxonne, et les filles, et le petit… Comment voulez-vous que je les nourrisse ! » Elle perdit toute sa violence en une seconde, se tassant face aux hommes d’armes du prévôt qui venaient encadrer Cendres. Elle passa son bras sur l’enfant. « C’était pas pour dire du mal ! Qu’est-ce que je peux faire ? Ils crèvent de faim, ici, et c’est moi qui leur avais offert ce toit. Comment voulez-vous que je le regarde en face ? Mon mari est mort, il est mort en se battant pour vous ! »
Pour toi, songea Cendres. Mais ce n’est pas le moment de dire ça.
Si j’étais toujours patronne de mercenaires, je chercherais à vendre cette place, en ce moment. Ah, putain, j’aurais déjà fait ça depuis trois semaines…
« J’enverrai à manger. » Cendres se détourna assez brusquement pour se cogner à Geraint ab Morgan, le bousculant pour passer. Elle regagna l’air libre, et remonta la rue à grands pas, ses talons sonnant sur la boue gelée.
« Vous allez en trouver où, patronne ? Les hommes vont pas apprécier. » Geraint se grattait sous le manteau qui couvrait son armure. « On est réduit à des demi-rations, maintenant, et on mange les chevaux. On peut pas nourrir toutes les familles de réfugiés du coin. » Et, visiblement agacé par le silence qu’elle gardait : « Pourquoi croyez-vous que cette garce d’enturbannée veut pas laisser les civils quitter la ville, patronne ? Ils savent bien la pression que ça nous met !
— Henri Brant me dit qu’on est presque au bout de la viande de cheval. » Cendres ne se retourna pas vers Geraint ab Morgan ni Rickard. « Alors, maintenant, on ne peut plus se permettre de nourrir les chiens de garde non plus. Quand on aura abattu mes mastiffs, envoyez-en un à cette maison, là-bas.
— Mais, Brifaut, Bonniau… ! » protesta Rickard.
Cendres l’interrompit. « Y a à manger, sur un chien. »
Ça lui est venu au cours des dernières semaines : elle a pleuré les blessés et les morts des remparts de Dijon, les morts des bombardements. À sa grande surprise, La Marche et Anselm, et même Geraint ab Morgan, ont compris, n’ont pas estimé que cela minait son autorité. À présent, tandis qu’elle marche dans le froid de la rue, elle sent la piste glacée d’une larme qui glisse sur sa joue, et secoue la tête, ravalant un rire amer sur son propre compte. Qui pleure pour un animal ?
Dans un souffle, comme toujours, elle murmura : « Godfrey, tu l’as entendue ?
— Rien. Toujours rien. Pas même pour demander si tu me parles – si tu parles à la machina rei militaris. »
Tout ce qu’il sait, ils le savent aussi. Je ne peux même pas demander à Godfrey comment je peux supporter ma charge de commandant général.
« Double la garde des magasins, ordonna-t-elle tandis que Geraint marchait d’un pas lourd à sa hauteur. Le premier que tu prends a accepter un pot-de-vin, écorche-lui le dos. »
Il y a des choses qu’elle sait, en tant que capitaine général de Bourgogne, et qu’elle préférerait ne pas connaître. Nous avons à présent de la nourriture pour combien de temps, trois semaines ? Deux ? D’une façon ou d’une autre… il faut que nous prenions une initiative.
Mais je ne sais pas comment.
« Peut-être », commenta-t-elle, trop bas pour que Geraint, Rickard ou ses voix l’entendent, « peut-être que je ne devrais pas faire ce boulot. »
Du givre qui n’avait pas fondu craqua sous ses bottes, alors qu’elle arrivait à une grande place. Le vent lui fit couler les larmes des yeux. La fontaine gelée au centre de la place regorgeait de glace.
« Nous allons visiter les moulins, annonça-t-elle. Je veux inspecter les gardes sur les biefs, maintenant qu’ils sont pris par la glace. Il y a des animaux qui sont entrés par là. Je ne veux pas que des hommes en fassent autant. Geraint, avec les prévôts, exécute mes ordres ; viens avec moi et avec Petro. »
Les archers de Giovanni Petro, à nouveau de corvée d’escorte, grommelèrent dans leur barbe ; elle savait qu’ils comparaient le rempart sud-ouest de Dijon, en plein vent, avec la chaude salle de garde des prévôts, dans la tour de la compagnie. Un léger sourire anima les muscles engourdis de son visage.
Alors qu’elle s’engageait d’un pas volontaire dans le dédale de ruelles qui partaient de la place, elle entendit derrière elle Petro qui ordonnait : « Enroulez-moi cette foutue bannière avant qu’on atteigne le rempart ! » Elle vit aussitôt un homme d’armes abaisser le Lion passant de front qui les identifiait ; une croix de Saint-André avait été cousue dessus à la hâte.
Elle traversa l’embouchure d’une ruelle, sur sa gauche.
Un mouvement fugace la propulsa à l’autre bout de la rue.
Elle était secouée au rythme d’une course d’hommes. Ils l’agrippaient par les aisselles et sous les genoux : ils la portaient. Son armure sonnaillait. Le monde oscillait autour d’elle, lui donnant le vertige.
« Qu’est-ce que…
— Elle est pas morte !
— Amenez-la en sécurité ! Allez, allez, allez ! »
Une douleur qui allait en enflant la percuta. Son corps avachi, vêtu d’acier, se crispa dans leur poigne. Elle ne pouvait pas sentir à quel endroit elle avait été blessée. Un gémissement, puis un autre gémissement quand elle tenta d’aspirer de force de l’air dans ses poumons vides.
« Posez-la par terre !
— Je me sens bien… » Elle toussa. Elle entendait à peine sa propre voix. Elle avait conscience qu’on la soutenait, conscience d’une odeur d’excrément, de pénombre, d’un escalier, de torches qui flambaient, et puis d’une salle dans la lumière naturelle.
— Mais je suis vivante ! J’ai… juste… le souffle coupé. »
Elle toussa à nouveau, cogna ses canons de bras contre sa cuirasse en essayant d’entourer sa poitrine de son bras, et leva les yeux de l’endroit où elle était appuyée, soutenue entre Petro et Rickard, et se retrouva en train de fixer Robert Anselm et Olivier de La Marche.
« Bordel de merde. » D’une saccade, elle tenta de se remettre droite. La douleur fulgura à travers son corps. « Je vais très bien. Qui m’a vue tomber ? Roberto ?
— Y a des rumeurs qui commencent à courir… »
Elle lui coupa la parole : « Toi et Olivier, retournez dehors ! Ils sauront que je n’ai rien de grave si vous êtes dehors, à la vue de tout le monde.
— Oui, Pucelle. » La Marche hocha la tête et se détourna avec un groupe de chevaliers bourguignons. Une pauvre lumière d’un éclat glacé s’infiltrait par les fenêtres à l’arche arrondie, montrant à Cendres des visages inquiets. Elle se trouvait au premier étage de la tour de la compagnie. L’hôpital de Florian.
« Y s’est passé quoi ? demanda Anselm.
— J’en sais foutre rien. Petro ? Il y a des blessés ?
— Seulement vous, patronne. » Le sergent des archers changea de prise, la basculant en position redressée tandis qu’elle retrouvait son corps capable de bouger. Quelque chose la piquait. Elle baissa les yeux vers sa main gauche. Le drap à l’intérieur de son gantelet suintait, trempé d’un sang rouge. Le froid l’empêchait de sentir la douleur.
« Vous n’avez pas entendu, patronne ? » lui demanda Giovanni Petro. Devant son regard médusé, il ajouta : « Un coup de trébuchet. Il a emporté l’aile ouest du palais du vicomte-maire, sur le côté de la place des Fleurs – des éclats ont volé dans les ruelles, et vous en avez pris un.
—… de trébuchet.
— Un quartier de grès, bougrement gros.
— Putain de Christ », sacra Cendres.
Derrière elle, quelqu’un poussa tandis qu’elle tentait de se remettre sur pied et elle se retrouva debout, vacillante. Une douleur aiguë lui traversa tout le corps. Elle porta ses doigts ensanglantés à sa cuirasse. Les pages lui retirèrent sa salade ; elle tourna la tête et vit Florian.
Pour moitié duchesse et pour moitié chirurgienne, songea Cendres dans un vertige. Florian portait un bliaud en brocart, avec un manteau fourré de vair jeté par-dessus, ceinturé n’importe comment, avec un poignard et une sacoche d’herbes pendus à sa taille. Les riches vêtements traînaient par terre, ramassant la poussière, noirs sur une cinquantaine de centimètres à partir de l’ourlet. Cendres constata qu’elle portait toujours un justaucorps et un haut-de-chausses sous son bliaud.
Elle n’avait ni coiffe ni hennin paré de joyaux, mais n’allait pas tête nue pour autant. Sculpté et brillant, l’ovale blanc d’une couronne lui cerclait le front.
Elle n’était ni d’or, ni d’argent, ni de forme régulière. Des piques d’un blanc brun se dressaient pour composer une couronne grossière. Des mains habiles avaient sculpté des bois blancs en un cercle, assurant les pièces polies ensemble par des jointures en or, transformant des cornes de cerf en diadème ovale. Il pesait sur les cheveux blond paille de Floria.
« Retirons cette armure. » Professionnelle et brusque, Floria del Guiz empoigna Cendres avec fermeté sous le bras gauche et adressa à Rickard un hochement de tête. Le jeune homme, aidé de deux pages, trancha prestement les aiguillettes, déboucla les sangles et souleva les spallières des épaules de Cendres. Elle baissa un regard pris de tournis vers la tête inclinée de Rickard tandis qu’il défaisait les boucles des sangles sur le côté droit de sa cuirasse, de sa dossière et de ses tassettes. Il défit la sangle de la taille, et laissa se balancer une tassette tandis qu’il débouclait le faucre.
« Bon… » Il ouvrit la cuirasse, laissant la carapace de métal pivoter sur ses charnières, et la retira d’un seul mouvement, dans un tintamarre de plaques d’acier. Cendres tituba à nouveau, agressée par l’air glacé, se sentant nue, sans rien sinon son gambison, son haut-de-chausses, et ses défenses de bras et de jambes. Elle se mit à claquer des dents.
« Putain de merde ! »
Tenant toujours l’armure, il lui demanda : « Vous vous sentez bien, patronne ? Patronne, ça va bien ? »
Sa voix d’adolescent couina, remontant dans les aigus pour la première fois depuis des semaines.
« Oh, merde… ça va. Ça va, je te dis ! » Cendres écarta les bras de son corps. Elle avait les mains qui tremblaient. Le petit page aux cheveux en brosse trancha les aiguillettes de son gambison. « Où est-ce que j’ai été touchée ? »
Rickard déposa l’armure de torse dans un fracas d’acier en la fixant. « En pleine poitrine, patronne. »
Florian lui boucha la vue en tendant le bras vers le bas pour ouvrir avec précautions le gambison trempé de sueur, crasseux.
« Rickard, je vais bien ; vous tous, je vais très bien. Maintenant, foutez-moi la paix, vous voulez ? Florian, qu’est-ce qu’il y a comme dégâts ? »
Robert Anselm s’attardait encore sur le seuil. « Patronne…
— Il y a quelque chose dans Foutez-moi la paix que tu n’as pas compris ? » lui demanda Cendres sur un ton acide ; et quand l’Anglais eut disparu, elle glapit à mi-voix : « Oh, putain, ça fait mal ! »
Florian noua à nouveau les poings sur le gambison de Cendres, l’ouvrit largement d’un geste vigoureux, porta la main aux côtes sur le flanc gauche de Cendres, et palpa sous le sein gauche avec des doigts d’une douceur remarquable. Cendres ne portait pas de camisole sous son gambison, et sa chair se contracta au contact de l’air d’un froid mordant, de la peau glacée de Florian et de ses doigts inquisiteurs sur sa peau meurtrie.
« Doucement ! » Cendres sursauta de nouveau, et sourit avec effort. « Eh. C’est pas comme s’ils m’avaient personnellement visée !
— C’est pas comme si ça allait faire une différence », rétorqua Floria en l’imitant, sarcastique. Elle inspecta le côté de Cendres, le visage quasiment plongé à l’intérieur du gambison. Son souffle fumait dans l’air froid. Cendres sentit cette chaleur frémissante contre sa peau, et se raidit un instant.
« Vous n’auriez pas mieux à faire que de traîner dans des hôpitaux, duchesse ? »
Il y avait auprès de Florian des femmes qui n’appartenaient pas à la compagnie, elle s’en aperçut au moment où elle parlait. Les demoiselles de compagnie de la duchesse et Jeanne de Châlon reniflèrent et donnèrent grosso modo l’impression de partager l’opinion de Cendres.
« Non. J’ai des patients, ici. J’ai des patients à Saint-Étienne et dans les deux autres hospices de l’abbaye… » Florian grimaça un sourire. « J’avais laissé Blanche s’occuper d’ici. Tu as du pot de me trouver.
— Oh, ben, bien sûr, je… Putain ! Mais fais pas ça !
— J’examine tes côtes. »
Regardant vers le bas, Cendres put voir son gambison ouvert, son sein nu, et une zone enflée, rougie, de la taille d’une assiette, peut-être, sous son sein gauche. Elle changea légèrement de position, ressentant à présent les douleurs distinctes de sa hanche, de son aisselle, de son muscle pectoral et, elle ne s’en apercevait que maintenant, de la base de sa gorge.
« Ça va prendre toutes sortes de jolies couleurs », commenta-t-elle.
Floria se redressa et s’assit sur le coffre médicinal qui faisait également office de banc (tables et chaises ayant depuis longtemps fini en bois de chauffage). Elle tapota pensivement du bout de ses doigts contre ses dents. « Ton poumon va bien. Tu as peut-être une côte démise.
— Pas étonnant, patronne ! » Rickard se redressa, toujours emmitouflé dans un jaque, une veste de livrée et une cotte bordée de fourrure. Même à l’intérieur de la tour et à proximité de ce qui restait de feu dans l’âtre, son visage émergeait à peine de son capuchon. « Regardez-moi ça. »
Il souleva la cuirasse de Cendres par les épaules, faucre et tassettes encore attachés. Le plastron, délié du haut de la cuirasse, renvoya la lumière dans un désordre de reflets.
« Putain de moi. » Cendres tendit la main et laissa glisser ses doigts gantés sur l’acier durci de la carapace. La courbure du plastron était brisée, comme de la glace quand un caillou la frappe. Sur un geste qu’elle fit, Rickard retourna la cuirasse. À l’arrière du plastron, à l’endroit où devaient se trouver ses côtes gauches, le fer plus mou formait une bosse vers l’intérieur.
Les doigts de Cendres se portèrent machinalement à son torse dénudé pour toucher la peau qui enflait.
« Bordel, ça l’a fracassé ! Mon plastron ! Et la cuirasse, par la même occasion ! Deux couches d’acier, et ça l’a fracassé, putain ! »
La lumière du ciel bleu hivernal de l’autre côté de la fenêtre flamboya sur l’acier. Cendres retira lentement ses gants et réunit en tâtonnant les bords de son gambison. Florian lui prit la main gauche pour chercher des éclats de pierre. Cendres avait le souffle sifflant tandis qu’elle contemplait le plastron milanais entre les mains de Rickard. « L’armurier va jamais pouvoir redresser ça. Bon sang de Christ Vert dans Son Arbre, c’est mon coup de veine pour ce siège ! Nom de saint George !
— Laisse tomber les saints combattants », répliqua Floria en aparté, d’une voix sèche, « adresse-toi plutôt à sainte Rite[38] ! Tilde, je vais avoir besoin d’un cataplasme à l’hamamélis et au millepertuis. Lave-lui cette main au vin. Pas besoin de bandages. »
La demoiselle de compagnie s’inclina, à l’évident amusement de Floria.
Jeanne de Châlon croisa le regard de Cendres et renifla de nouveau, d’un air désapprobateur.
« Duchesse ma nièce, dit-elle sur un ton lourd de sous-entendus, souvenez-vous que vous êtes demandée au conseil, à nones[39].
— De fait, ma tante, je crois que vous découvrirez que c’est moi qui les ai convoqués. »
Jeanne de Châlon rougit. « Bien sûr, madame.
— Bien sûr, madame », marmonna Rickard sous cape, en minaudant pour la parodier.
Floria le regarda dans les yeux et fronça les sourcils. « Il faut que tu lui retires le reste de cette quincaillerie. Tilde, qu’est-ce que tu fiches avec le cataplasme ? »
Un homme se redressa sur son séant dans une paillasse plus proche de l’âtre. Cendres vit qu’il s’agissait d’Euen Huw. Sale au-delà de toute expression, et maigre, avec les points en fin boyau de chat de Floria qui dépassaient de ses cheveux tondus, le vigoureux Gallois réussit à lui adresser un sourire confus.
« Eh ! La laissez pas vous tripoter, patronne. Elle a la main lourde, elle. Elle travaille pour les enturbannés, moi, je vous le dis !
— Étends-toi, Euen, sinon je pique quelques points supplémentaires sur ton crâne épais de Gallois ! »
Il sourit à Florian. Tandis qu’il retombait à demi en arrière sur sa paillasse, il murmura : « On a tiré le gros lot, là, pas vrai ? C’est parce qu’on a une patronne futée, vous voyez. Elle fait couronner notre chirurgienne duchesse. La patronne prend l’armée en main. Même ces foutus enturbannés vont capituler quand ils apprendront ça. »
Si seulement ! songea Cendres. Elle vit cette pensée reflétée aussi sur le visage de Florian.
Elle tendit les bras vers Rickard et les pages, qui la débarrassèrent de ses coutres, de ses canons d’avant-bras, de ses garde-bras. Se dépouillant douloureusement de son gambison jusqu’à la taille, elle sursauta lorsque Florian lui palpa le dos.
La chirurgienne se redressa. « Je ne sais pas ce que tu as heurté en atterrissant, mais ton armure t’a sauvée. Tu as une chemise que je peux déchirer ? Je vais bander ces côtes bien serré. Tu vas être raide, ça va faire mal. Tu survivras.
— Merci pour tant de sollicitude… » Cendres serra les dents au contact du cataplasme. « Rickard, va porter mon équipement à l’armurerie. Dis-leur que la patronne a besoin d’un nouveau plastron et d’une cuirasse. Ils peuvent prendre ce qu’ils veulent dans les réserves de l’armée. Mais je veux que ce soit fait pour hier, dernier délai !
— Oui, patronne ! »
Ici, la lumière entrait par un jeu de volets ouverts. Plus avant dans la salle, les volets étaient fermés. Des briques chauffées au feu, placées sous les couvertures, retiraient à peine le froid de l’air ambiant. Sur leurs paillasses, des hommes s’agitaient sans trêve, quelqu’un n’arrêtait pas de gémir, un autre marmonnait tout seul. Certains avaient la peau mauve d’ecchymoses, cousue et laissée à l’air ; d’autres portaient des bandages ensanglantés. Seuls quelques-uns étaient assis en train de jouer aux dés, de nettoyer leur équipement ou de discuter. La plupart étaient recroquevillés.
Cendres plissa les yeux pour affronter la morne lumière. « Tu as le double de blessés par rapport à hier, ici. On n’a pas eu d’assaut contre les remparts. Ce sont les bombardements ? »
Florian leva brièvement les yeux. « Voyons. J’ai vingt-quatre blessés, ici. Trois vont mourir parce que je ne peux rien faire contre l’état de choc et la perte de sang ; un autre, d’une blessure qui sent mauvais, un autre d’une blessure empoisonnée. Les clavicules, côtes et poignets brisés devraient guérir. Pour le sternum enfoncé, je ne sais pas. Baldina a extrait une flèche d’un des hommes de Loyecte ; je n’ai pas voulu le déplacer d’ici. Il y a dix cas de brûlures, c’est le feu grégeois. Ils s’en sortiront. »
Elle parlait sans consulter les notes sur le parchemin enfoncé dans un coin du coffre médical.
« Il y a plus de vingt-quatre hommes ici.
— Vingt hommes qui ont attrapé la fièvre des campagnes », déclara Florian. Son expression, en examinant le corps à demi nu de Cendres, était on ne peut plus clinique. Elle ignora le chuintement d’une reprise de souffle lorsque le cataplasme toucha la peau de Cendres.
« La dysenterie », expliqua-t-elle en confectionnant des bandages d’une main sûre. « Cendres, je leur ai dit d’enterrer les cadavres bien à l’écart des puits. Le sol est dur comme la pierre. Je leur ai dit de s’assurer qu’on a creusé des tranchées étroites sur le terrain vague derrière la forge[40]. Ils chient partout où ils veulent. J’ai des cas de dysenterie civile, dans les abbayes. Plus qu’hier. Et on en avait déjà plus que la veille. Une fois que ça commence…
— Et les magasins ?
— Plus d’herbes fraîches. Même dans les abbayes civiles, on arrive à épuisement de la brunelle, de la verge-d’or, de l’alchémille, du sceau-de-Salomon. Baldina et les filles peuvent leur faire prendre de la camomille, pour les calmer. De la marjolaine, sur les foulures. C’est tout. » Son regard revint fugitivement vers le visage de Cendres. « Je suis à court de tout le reste. On fait des bandages. On recoud. » Elle eut un sourire acerbe.
« Mes gens lavent les blessures avec les plus grands crus de Bourgogne. C’est le meilleur emploi qu’on peut en faire. »
Cendres rendossa son gambison d’une douloureuse secousse. Rickard tendit une brigandine, apportée par un des pages, et commença à la lui boucler en place.
« Faut que j’y aille. Au cas où ils me croiraient morte pour de bon. Question de moral. »
Florian jeta un coup d’œil vers les paillasses, son attention attirée par un homme portant une coupure profonde sur un côté de la mâchoire. « Je n’avais pas terminé mes visites. Je te verrai au palais. Au coucher du soleil.
— À vos ordres… » Souriante, Cendres s’essaya à quelques pas, un peu vacillants, mais pour l’essentiel stables.
De retour au rez-de-chaussée, elle trouva toute la salle envahie par la puanteur de l’amidon de coucou et des flots de vapeur. Une chaleur humide la frappa. Des femmes aux mains douloureuses, bliauds coincés à la ceinture, battaient le linge autour des baquets, dans l’humidité, criant des ordres et des commentaires égrillards. Cendres se retrouva derrière Blanche et Baldina au pied des marches, tandis qu’Antonio Angelotti apparaissait, tenant une chemise en lin jauni et se plaignant dans un milanais staccato.
« Madone », s’interrompit-il pour la saluer. Son expression changea en voyant sa main gauche bandée. « Jussey veut te voir aux moulins.
— Ouais, je me rendais là-bas, justement. Accompagne-moi…
— Patronne », intervint une voix de femme.
Cendres s’arrêta tandis que Blanche passait un bras sur les épaules de sa fille, mêlant leurs chevelures blondes décolorées. Le bliaud de Baldina, quand elle se tourna pour faire face à Cendres, n’était lacé que de façon très lâche sur le devant.
Dessous, le ventre d’une femme grosse d’un enfant montrait une courbure prononcée. Rien ne se voyait avant Auxonne. Mais elle devait le porter depuis le printemps : depuis Neuss, disons ?
« Tu devrais mieux manger, déclara Cendres par réflexe. Demande à Hildegarde ; dis-lui que c’est moi qui l’ordonne. »
Baldina posa les mains sur son ventre en un geste immémorial. Le soleil d’hiver transperça la vapeur, éclairant la femme d’un vernis lumineux ; le visage d’icône et les boucles dorées d’Angelotti à côté d’elle firent songer à Cendres, caustique : Je ne vous ai pas déjà vus sur une fresque d’église, quelque part, tous les deux ?
« Et tu as un père, pour lui ? » ajouta-t-elle à voix haute.
Baldina grimaça un sourire. « Alors, à votre avis, patronne ?
— Eh bien, puise dans les fonds de la compagnie : un tiers de part supplémentaire. »
C’est pas pour le peu que ça représente, désormais.
La jeune femme hocha la tête. Sa mère, avec un peu d’embarras, lui dit : « Posez-lui la main dessus, patronne. Pour lui porter chance.
— Pour lui… » Les sourcils d’argent de Cendres se levèrent. Elle posa sa main qui n’était pas bandée sur le ventre de Baldina, sentant la chaleur du corps de la femme à travers le bliaud, la chemise et le gant du gantelet.
Dans le souvenir de Cendres, une femme médecin des Carthaginois déclare : La porte de la matrice est abîmée : elle ne portera jamais jusqu’à terme. Une douleur, qui aurait pu concerner n’importe quoi, des occasions perdues peut-être, la traversa, en lui piquant les yeux.
« Voilà de la chance, alors. Quand est-ce que tu mets bas ?
— Aux environs de la fête de Notre Seigneur. On va le nommer en l’honneur de saint Godfrey, si c’est un garçon. » Baldina tourna la tête quand quelqu’un d’autre cria. « Ouais, ça va ! J’arrive ! Merci, patronne. »
Cendres sourit, vit l’escorte se rassembler en avant d’elle, à la porte, et elle s’éloigna de l’escalier, traversa ensuite la grande salle, avec Angelotti qui lui emboîtait le pas.
« Eh bien, il y a au moins une chose dont je suis sûre, dit-elle dans une abrasive tentative d’humour, c’est que ce n’est pas le tien ! »
Angelotti eut un sourire calme, qui contrastait avec la vulgarité de sa réponse en italien. « Pas tant que les jolis petits sodomites n’auront pas d’enfants. »
Presque à la porte de la salle, avec un vent froid qui faisait rouler les volutes de vapeur en tours de blancheur, il lui toucha le bras. « Ne nous considère pas comme des amis, madone. Nous ne sommes pas tes amis. Nous sommes des hommes et des femmes qui t’obéissent. Les hommes de Bourgogne aussi. Ce n’est pas ainsi que des amis se comportent. »
Elle lui jeta un regard surpris. La clairvoyance de cette réflexion la pénétra. Elle hocha la tête distraitement.
Il ajouta : « Même si ce que je dis n’est qu’à moitié vrai, ce n’est pas totalement faux. Des hommes qui t’ont confié la responsabilité de les mener ne sont pas tes amis ; ils attendent davantage de toi, Lionne.
— Alors, serait-ce un avertissement ? » Avec un peu de cynisme, elle ajouta : « Les capitaines d’artillerie vont partout. Les Wisigoths te confieraient un travail sur leurs machines de siège. Ils n’enverraient pas tes équipes à l’assaut de ces remparts. Tu es trop précieux pour qu’on te tue. Dois-je m’attendre à être avertie de ton départ, ou vais-je m’éveiller, un de ces prochains jours, pour découvrir que tu es parti avec les gars de Jussey ? »
Ses paupières ovales s’étaient closes brièvement, permettant à Cendres de regarder la perfection lisse de son visage. Il ouvrit les yeux. « Rien d’aussi facile, madone. La fièvre a pris racine, la famine est ici. Tôt ou tard, tôt probablement, tu nous lanceras dans une attaque. Et nous obéirons. »
Quatre jours plus tard, dans l’armurerie de la compagnie, elle baissa les yeux pour se contempler. Pour contempler un plastron et une cuirasse neufs bouclés sur son armure. Seul l’éclat du cuir lustré et donc la nouveauté des sangles trahissaient le fait que cet acier au poli de miroir n’était pas son harnois d’origine, fabriqué à Milan.
« Du foutu bon boulot… » Elle joignit les bras, laissant son corps effectuer les mouvements de quelqu’un qui déplace une arme selon des courbes précises. Rien ne se coinçait, ni ne tirait.
« Il est pas de moi, ce boulot. » Jean Bertran, un peu plus d’un mètre quatre-vingt-dix de haut, noirci par la forge comme un diable de procession, lui jeta un regard composé à parts égales de méfiance et de cynisme. « Je l’ai dégrossie comme maître Dickon me l’a appris. Pour le reste, je l’ai portée aux armureries de l’ancien duc. Ce sont les gars, là-bas, qui ont fait les boucles.
— Foutrement bon, tu leur diras…
— Patronne ! beugla une voix. Patronne ! Venez vite ! »
Elle fit la grimace, en se retournant et en comprimant douloureusement sa chair meurtrie. Le second de Willem Verhaecht, Adriaen Campin, trébucha sur les pavés verglacés et entra dans la forge.
« Patronne, vous feriez mieux de venir !
— Il y a un assaut ? » Cendres regardait déjà avec alarme autour d’elle. « Rickard, mon épée ! Par où est-ce qu’ils arrivent, cette fois-ci ? »
Le solide Flamand secoua la tête, le visage rubicond sous son chapel de guerre. « La porte nord-est, patronne. Mais je ne sais pas vraiment ce que c’est ! Peut-être pas une attaque. Il y a quelqu’un qui entre !
— Qui entre ? » Cendres ouvrit de grands yeux.
« Oui, qui entre !
— Putain de merde ! »
Rickard accourut bruyamment des tréfonds de l’armurerie, l’épée et la ceinture jetés sur son épaule, la veste de livrée de Cendres entre les mains. En quelques secondes d’affolement, Cendres se retrouva en train de tenter simultanément de répondre aux questions des chefs de lance qui se pressaient à la suite de Campin, et de répondre à Robert Anselm – et à la duchesse Florian – alors qu’ils arrivaient sur les talons des hommes d’armes.
« Ah ! La vache ! » beugla-t-elle.
Le silence s’abattit sur l’armurerie, à part le chuintement amorti des braises dans la forge.
« Doublez la garde sur le rempart, ordonna-t-elle rapidement. Il pourrait s’agir d’une diversion. Roberto, toi et vingt hommes, avec moi, à la porte nord-est. Florian… »
La chirurgienne fourra son sac de simples entre les mains de Baldina. « Je vous accompagne.
— Il n’en est foutre pas question ! Ces putains de Wisigoths n’aimeraient rien tant que de pouvoir tirer sur la duchesse de Bourgogne. Je vais te donner une escorte pour rentrer au palais.
— Il y a quelque chose dans Foutez-moi la paix que tu n’as pas compris ? » murmura Floria del Guiz, les yeux brillants. Elle sourit à Cendres. « Le moral, ça existe. Comme tu n’arrêtes pas de me le répéter. Si je suis duchesse, alors parcourir le rempart de la ville, ici, ne me fait pas peur !
— Mais tu n’as pas le genre courant des duchesses… oh, et puis merde ! On n’a pas le temps ! »
Rickard leva le surcot de livrée par les épaules. Cendres ferma les gantelets en poings, s’inclina sous la livrée et plongea vers le haut pour enfoncer les poings et les défenses de bras qui lui restaient à travers les larges manches. Quelques instants à tirailler et à se démener, le souffle court, et elle passa le cou par l’ouverture. Rickard accrocha le baudrier autour de sa taille, le boucla et tira. Ensuite, elle arrangea la poignée de son épée à une main, la plaçant là où elle la voulait, prit son manteau des mains de Rickard, releva son capuchon et sortit de la salle, avec une démarche décidée.
Il faisait encore trop froid pour chevaucher sans mettre les montures en péril. Le trajet au pas de course jusqu’au côté nord-est de Dijon leur prit peut-être une demi-heure. Dans cet intervalle, ils ne virent personne, sinon des soldats sur les remparts et des hommes d’armes bourguignons en patrouille dans les rues. Pas un chien n’aboyait, pas une vache ne meuglait ; le ciel lumineux, d’un bleu turquoise, resplendissait, sans un oiseau. Plus de pigeon dans les pigeonniers, désormais. Le vent d’hiver lui mettait les larmes aux yeux, lui volait le souffle dans la gorge.
Ahanant après l’ascension jusqu’en haut de la salle de guet de la porte, elle rejoignit sur le rempart Olivier de La Marche et vingt autres nobles bourguignons. Le gantelet en visière, le vigoureux gaillard s’abrita les yeux du soleil pour scruter le nord-est.
« Eh bien ? » demanda Cendres.
Willem Verhaecht accourut depuis le chemin de ronde et vint se placer à ses côtés. « Là-bas, patronne. »
Une querelle éclata derrière Cendres : La Marche venait de découvrir la présence de Floria. La chirurgienne duchesse refusait d’écouter ses protestations tonitruantes et protectrices. Cendres ignora leur dispute.
« Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ? » demanda-t-elle.
À coups de coude, Rickard se fraya un passage jusqu’à sa patronne entre les hommes d’armes du Lion. Il portait la salade de rechange de Cendres sous le bras. Elle la prit, pensive, debout tête nue dans le vent glacé : une femme balafrée aux cheveux d’argent légers comme des plumes qui avaient désormais poussé suffisamment pour lui couvrir le lobe des oreilles.
Cendres jeta un coup d’œil vers le plus proche capitaine des archers et, discrètement, vers Floria. « À quelle distance d’ici portent les arbalètes ? »
Ludmilla Rostovnaya sourit dans un visage encore tiré par ses brûlures qui cicatrisaient. « Quatre cents mètres environ, patronne.
— Et à quelle distance de ce rempart sont leurs lignes ?
— Quatre cent un mètres, environ !
— Très bien. Tout ce qui s’approche d’un mètre supplémentaire de nous, vous me le lardez de flèches. Sur-le-champ. Et surveillez-moi ces foutus engins de siège.
— Oui, patronne ! »
Les tentes wisigothes brillaient d’un éclat blanc sous un ciel d’hiver dégagé. Des spirales de fumée s’élevaient tout droit de leurs cabanes aux toits de terre, qui cernaient ce secteur de la ville. Un hennissement monta des lignes des chevaux. Cendres força son regard pour apercevoir des machines de siège et n’en distingua aucune à portée. Un groupe de gens couraient, à cinq cents mètres de là, en faisant s’écarter les rangs ; et quelque chose d’autre se déplaçait entre les tentes, au nord-est, en suivant la route qui longeait la rivière. Des chevaux ? Des gonfanons ? Des hommes armés ou pas ?
Rickard plissa les paupières et frotta ses yeux en larmes. « J’arrive pas à distinguer la livrée, patronne.
— Non… si ! Si, je la vois. » Cendres saisit le bras de Robert Anselm, debout à côté d’elle ; et l’homme à la large carrure, emmitouflé contre le froid âpre, sourit sous sa visière. « Bonté du Christ, Robert, c’est bien ce que je crois ? »
D’une voix qui semblait joyeuse pour la première fois depuis des semaines, son second déclara : « Tu vieillis, ma fille ? T’as la vue qui baisse ?
— Bordel, mais c’est un croissant rouge ! » s’exclama Cendres. Le brouhaha des chevaliers bourguignons se tut tout net. Elle tendit le doigt. « Ce sont des Turcs !
— Les enfoirés ! » s’exclama Floria del Guiz, par chance dans le patois du camp mercenaire. Jeanne de Châlon pinça les lèvres, désapprouvant sa véhémence ; Olivier de La Marche s’étrangla.
Une colonne ordonnée de cavalerie émergea au trot des rangs wisigoths. À cette distance, dans la brume hivernale, Cendres ne distinguait que des oriflammes blanches frappées des croissants rouges, et des cavaliers portant des robes de couleur fauve et des casques blancs. Pas de pointes de lances silhouettées contre le ciel : ce n’étaient pas des lanciers, par conséquent. La colonne sortit en serpentant du camp wisigoth pour entrer dans le terrain désert qui le séparait des remparts de la ville ; les chevaux cherchaient un passage dans une boue labourée et vitrifiée par les gelées noires. Cent, deux cents, cinq cents hommes…
« Mais qu’est-ce qu’ils foutent ? C’est pas croyable ! » jura Cendres, de plus belle. Elle jeta les bras autour des épaules de Ludmilla Rostovnaya et de Willem Verhaecht, pour les serrer contre elle. « Bravo pour le coup d’œil ! Mais qu’est-ce qu’ils foutent ?
— S’ils ont l’intention de nous attaquer, c’est de la sottise », commenta Olivier de La Marche. Il fit un effort visible et se retourna vers Floria del Guiz. « Comme vous voyez, nous avons placé des canons sur les murs, madame. »
Floria arbora son expression qui disait : Merci, je sais faire la différence entre les deux extrémités d’une arquebuse ! Cendres avait souvent vu cette moue au cours des mois écoulés.
« Ne tirez pas », ordonna Floria.
C’était clairement un ordre. Au bout d’un instant, La Marche répondit : « Non, madame. »
Cendres sourit pour elle-même. Elle murmura doucement : « Et moi qui croyais que tu aurais du mal à être une duchesse…
— Je suis médecin. J’ai l’habitude de dire aux gens ce qu’ils doivent faire. » Floria posa les mains sur les créneaux, en scrutant les cavaliers armés qui approchaient. « Même lorsque je ne sais pas ce qu’il faut faire.
— Surtout dans ces moments-là. »
Cendres se coiffa de son casque et quand elle leva les yeux après avoir bouclé la sangle, les cavaliers ottomans étaient assez proches pour qu’elle distingue leurs boucliers ronds, leurs arcs recourbés, et des casques qui n’étaient pas blancs mais couverts d’une manche blanche en velours leur retombant sur la nuque.
« Ce sont bel et bien des Ottomans », confirma Olivier de La Marche, d’une voix sonore dans le silence glacial. « Je les connais. Ce sont les troupes d’élite du sultan, ses janissaires. »
Le mélange de respect et de crainte sur le visage tant de ses propres hommes que des Bourguignons suffit à faire comprendre à Cendres qu’ils partageaient l’opinion de La Marche.
« Très bien. Donc, c’est des cadors. Mais qu’est-ce qu’ils foutent ici ? Pourquoi est-ce qu’ils se dirigent vers la ville ? » Cendres se pencha par l’une des embrasures, agacée. Un grand nombre de soldats – la Legio VI Leptis Parva, à en juger par leur aigle – se pressaient le long de leurs fortifications de terre, mais ne faisaient par ailleurs aucun geste. Ils observaient.
« S’ils ont l’intention d’entrer dans la ville… » La Marche laissa mourir sa voix.
Cendres se retrouva en train d’observer les montures de la cavalerie des janissaires et de songer non pas à une utilisation militaire, mais simplement à de la viande sur pied. Il n’y avait aucun cheval de bât ottoman en vue. « S’ils ont l’intention d’entrer dans la ville, pourquoi est-ce que les Wisigoths ne les massacrent pas ?
— Oui, damoiselle capitaine, précisément.
— Jamais ils ne laisseront cinq cents Turcs entrer pour renforcer le siège. Mais qu’est-ce qu’il se passe, bordel ? »
Robert Anselm réprima un éclat de rire.
Cendres leva les yeux vers lui. Le gaillard s’essuya le poignet sur le nez, étouffant un nouvel éclat de rire, croisa son regard et explosa de rire.
« Mais voilà ce qu’il se passe. Regarde-moi tout ça, ma fille. C’est complètement dingue – alors, qui est-ce qui peut être derrière tout ça ? »
À présent que la tête de la colonne se trouvait à une centaine de mètres de la porte est de Dijon, il était possible de discerner des cavaliers européens au sein de la cavalerie ottomane. Ils n’étaient pas nombreux, comme le vit Cendres : pas plus de cinquante hommes. Elle essuya à nouveaux ses yeux qui pleuraient à force de regarder contre le vent.
Un grand étendard rouge et jaune flottait au-dessus des quelques Européens, ainsi qu’une bannière personnelle. Le vent poussait le tissu dans leur direction, parmi les gonfanons turcs, et il fallut une seconde avant qu’une rafale ne déroule la soie dans les airs de façon à ce que chacun puisse la voir. Une vague d’exclamations courut le long du rempart. D’un bout à l’autre des créneaux, un vivat sonore et dispersé retentit, et se prolongea.
« Putain de merde ! »
C’était inutile, car l’on se criait le nom de l’homme d’une extrémité à l’autre des remparts, mais Robert Anselm le répéta quand même :
« John de Vere, dit-il, treizième comte d’Oxford. »